Yamê & Masego. La bécane

Yamê & Masego. La bécane
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Yamê

Encre, crayon noir & encre blanche sur Kraft.

Lorsque nous étions ados, partir sur les chemins c’était comme pour Yves, à bicyclette. Nos copains ne s’appelaient pas Fernand, Firmin, Francis, Sébastien…et Paulette, mais Jean-Luc, Mano, Thierry, Ludo, Michel, Éric…et nous lorgnions tous sur les privilégiés qui possédaient le Graal : la bécane ! C’était une Peugeot 103, le plus souvent (certains avaient un Solex, qui est à Sancho ce que Rossinante est à Don Quichotte), qu’on entendait pétarader de loin, et qui avait comme atout principal un porte-bagage généreux qui permettait d’emmener quelqu’un – quelqu’une, le plus souvent. Simples cyclistes, nous regardions les jolies filles, rose aux joues, enfourcher l’arrière des mobs pour partir avec ces chevaliers de pacotille vers l’infini et au-delà, dans le petit nuage mauve caractéristique du moteur deux-temps. La bécane, c’était super-romantique, la liberté totale sur 180km - plus 10km de réserve qu’il fallait libérer avec un petit robinet.

Presque cinquante ans plus tard, rien n’a changé, ou presque.

« J’sors la bécane », chante Yamê, « et j’sors de l’enfer sur un gros fer. » (1)

À regarder le clip de son tube, on voit bien que le « gros fer » est autrement plus charnu que les brêles des copains, mais ce qui frappe le plus, c’est la voix de cet élégant jeune homme, au presqu’opposé du cliché de mauvais garçon véhiculé par les Johnny ou autres bikers, chantres de cette mâle attitude qui, dit-on, fait se pâmer les filles. Probablement, #MeToo aura changé - même lentement - les choses, et ouvert aux hommes la possibilité d’une autre voix, oser s’offrir le tendre et se reconnaître dans une jeunesse parlant de romantisme, de décalage avec ce vieux monde. Finie l’image d’un seul rap rugueux, chantre d’une banlieue violente à laquelle on ne peut rien changer.  Le noir s’éclaire, se fait plus bleu, une atmosphère qui n’est pas sans rappeler la nostalgie du blues, et qui raccroche dans ses wagons une vieille dame souriante qui avait été écartée : la musique.

Car Yamê vient de la musique. Il revendique le jazz comme étant son premier chemin. Ses arrangements s’en ressentent : belles nappes polyphoniques, harmonies subtiles, et surtout cette voix ourlée, raffinée, capable de monter sotto voce sans jamais tomber dans la facilité de la performance. Tout pour la musique.  Et la musique pour le texte. Bien sûr, la rythmique fait partie du voyage, mais c’en est fini de son omniprésence animale. Ici, elle respire, elle accompagne le chanteur comme une subtile partenaire, toujours attentive, jamais inutile. Le flow de Yamê fait le reste, et son timbre unique est d’un rare enchantement. Il y a du Stromae chez ce poète, mais aussi une part de ces grandes voix du jazz de jadis : Ella, Billie…Subtil verbe (2) qui invoque l’invisible (3). Enfourcher la bécane pour une balade hors du temps.

La bécane, c’est aussi la force de Masego, l’insolent inventeur du Traphouse jazz. Les bécanes – pour être plus juste – car ce natif de Kingstown a mis les machines au cœur de son instrumentarium, aux côtés d’un saxophone très libre qui est sa marque de fabrique dans le monde de la musique électro. Sa recette ? Un peu de gospel pour l’ambiance vocale (son père était pasteur), de la nostalgie jazzie samplée (4) sur les grands standards, la mélancolie d’un piano confident ci et là, le groove d’un orgue Hammond au détour d’un morceau, des nappes électro et une rythmique mesurée pour lier l’ensemble, et surtout le chant, une voix suave et puissante que le Jamaïcain pétrit souplement au gré de ses improvisations. Car Masego est surtout un incroyable improvisateur (5), jonglant avec ses bécanes pour superposer les couches instrumentales en autant de calques, créant un paysage étonnement changeant dans sa musique répétitive. Une base d’accords très simple, mais une foultitude de variations s’enchaînant sans fin, comme si Glenn Gould avait mélangé les Goldberg en une seule longue et mouvante exposition.

C’est une musique spatiale - planante diraient les boomers – et espiègle, jouant des références avec une délicieuse désinvolture, une promenade onirique à travers un paysage vallonné. Masega chevauche ses bécanes, sillonnant la campagne fertile de la musique. Sur son passage, on s’attendrait presque à voir naître un bouquet changeant de papillons…et de rainettes (6).

 

(1) « Bécane », chanson de Yamê sortie en 2023 (DBS, Naïve). Voir la vidéo

(2) « Yamê » signifie « verbe » en Mbo. C’est le nom de scène qu’a choisi le chanteur franco-camerounais Emmanuel Sow.

(3) « Elowi », ce qui est invisible en Mbo, son dernier projet

(4) Le sample est un échantillon musical tiré de son contexte pour être intégré à un nouveau morceau. Particulièrement utilisée dans la musique Hip-hop.

(5) Voir « Tadow », la session d’improvisation avec l’artiste électro FKJ. Un moment d’anthologie !

(6) « La bicyclette », chanson interprétée par Yves Montand en 1968, sur une musique de Francis Lai avec les paroles de Pierre Barouh.

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

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