Luan Pommier
Concert du 9 juillet 2019 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft.
-Seigneur, tu m’as confié cinq talents; voilà, j’en ai gagné cinq autres.
-Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton Seigneur. (1)
J’ai été bercé par cette parabole des talents, cette invite à faire fructifier nos dons naturels, et aussi à savoir progresser dans nos apprentissages. Une sorte de justice de l’effort, une méritocratie où tout le monde a sa chance… pour peu qu’il en ait un minimum. Je trouve aujourd’hui à cet éloge du travail un aspect pervers lorsqu’il n’est associé à une valeur que je crois fondamentale: la générosité. Que le riche devienne plus riche n’a de sens que si cette richesse est transmise, pas seulement partagée. N’en déplaise aux ayatollahs du ruissellement, la juste restitution n’est pas comptable. Œil pour œil, dent pour dent, ce ne serait déjà pas si mal; mais ensuite?
Il faut rendre à César ce qui est à César: le festival Jazz à Vienne, en bon serviteur de la musique, fait honneur à son statut: concerts gratuits, ateliers découverte et scènes ouvertes, autour de la programmation phare gravite tout un monde connexe qui fait honneur à l’évènement. Mais je déteste le titre donné au concert qu’offrent les élèves de l’académie en fin de stage: concert de « restitution »!
Bien sûr, le vocabulaire est parfois maladroit, mais il est souvent révélateur d’une pensée profonde. Or la transmission n’est pas un exercice comptable, la vie n’est pas un livret d’épargne mais un voyage partagé. La musique ne fait pas que ruisseler, elle est fertile. Elle pousse, elle fleurit, elle essaime. Assis dans un coin de la scène de Cybèle, je croque les jeunes musiciens du Summer Camp JazzUp (2) au bout de leur voyage. Certains sont encore timides, gênés de leur maladresse. D’autres s’essaient à la performance, fiers de ce qu’ils ont pu récolter, s’appuyant en confiance sur un collectif, la vertu de l’expérience du groupe. Je dessine le visage de Luan Pommier, concentrée sur son piano. J’imagine ce qu’il faut d’écoute pour « voir » le reste du combo, le juste accord qui ponctue le chorus du saxo, la fin de celui du batteur, la juste souplesse pour épouser le groove invisible. Et le phrasé, d’une infinie délicatesse, qui se fond dans l’énergie de l’ensemble, sans ostentation, avec pour seule insolence la richesse d’une harmonie surprenante de maturité. La lumière glisse sur le velouté de sa joue, donnant à ses yeux une profondeur insoupçonnée, un travail de chaque instant pour accompagner les pas de ses camarades. L’aveugle n’est pas celle que l’on croit. Luan n’a rien à rendre; elle est de la race des passeurs.
(1) Nouveau Testament. Mt 25, 14-30
(2) Ouvert aux jeunes musiciens français et internationaux, ce stage de perfectionnement de 11 jours proposé dans le cadre du festival est animé par des musiciens talentueux et pédagogues (ce qui n’est pas forcément un pléonasme).