Chucho Valdès
Concert du 8 juillet 2019 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft.
Jérôme a écarté le clavier numérique que je lui proposais.
-Je préfère ton vieux piano, t’sais.
Il a remis à sa place la touche qui attendait que je la recolle depuis le passage des petits-enfants, essuyé quelques traces de confiture et ôté le panneau du buffet. Dans le gentil bazar de la véranda, il est face au paysage, face au Rhône qui apparaît entre les branches du figuier, offert à la brise et au chant des oiseaux dans la douceur matinale de juillet. Et il joue les yeux fermés, rejoignant dans son voyage intérieur ceux qu’il a laissés de l’autre côté de l’Atlantique, avec ce phrasé tranquille que je lui connais et qui m’évoque immanquablement les grands espaces de son Québec natal.
Il faut un piano dans chaque maison, qu’importe son état, pour que les enfants apprennent à laisser errer leurs doigts, à la recherche des notes du dernier tube ou de la surprise de l’improvisation. Bien entendu, une clé d’accordeur s’avère souvent providentielle, surtout lorsque la note sur laquelle s’enroule notre mélodie fait trop mal aux oreilles. Mais c’est d’abord le contact avec l’objet qui prime, la résonance du marteau dans les doigts, comme lorsqu’on modèle à l’aveugle, l’amitié de la terre. Et toute cette charpente de bois et de corde qui gémit doucement, craque comme un vieux gréement que berce l’océan. Rien d’étonnant que de voir surgir, depuis quelques années, des pianos dans les gares et les aéroports, à disposition des quidams. C’est un compagnon fidèle et caméléon. Rutilant Steinway ou bastringue souffreteux, il se fait fière cabale ou vieux complice, confident des silences et des nostalgies. Une valise immobile qui contient tous nos voyages.
C’est tout ce monde inattendu qui surgit de cette longue malle noire lorsque les pianistes délivrent leurs premières notes, la profondeur de leur histoire emprisonnée dans le secret de la laque. Le rythme, bien sûr, est omniprésent dans la musique des deux cubains de la soirée, enraciné dans la culture yoruba. Une dimension mécanique qui semble prendre racine dans le corps tout entier, une danse continuelle et profonde qui projette de constantes escarmouches, comme au-dessus d’un volcan pas vraiment endormi. Si chez Omar Sosa la danse est facétieuse, d’insolente jeunesse, elle est chez Chucho Valdès plus racinaire, spirite, amplifiée par sa carrure d’albatros qui donne, même dans le déchainement le plus allègre, l’espace d’une lenteur puissante. C’est cette même épaisseur qui fascine dans ses moments solistes, de longues improvisations sur les thèmes mélodiques de Michel Legrand, de ceux que l’on chantonne instantanément, in petto. D’une main, il fait chanter notre mémoire, de l’autre il nous transporte jusqu’en son île, perdu avec nous dans son libre voyage, laissant parler pour lui l’instrument-orchestre. Je ferme les yeux, associant dans le même instant le chant du matin de mon ami Jérôme avec l’ode nocturne du géant cubain. L’océan s’étend entre mes deux tympans, la tiédeur voluptueuse des Caraïbes comme la clarté cristalline de l’embouchure du Saint-Laurent.
Qu’est-ce qu’une maison sans piano? Qu’est-ce qu’une musique sans voyage? Qu’est-ce qu’un peuple sans musique?
Omar Sosa