New’Garo. Un torrent de cailloux

New’Garo. Un torrent de cailloux
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Thomas de Pourquery

Un claquement sourd a secoué la paroi de granite, un craquement d’os qui ondule sur la longue échine de la chaîne de Belledonne. Le gel donne son dernier effort avant que ne s’éveille le géant. Déjà les trois pics s’irisent sous la caresse du soleil ; il faut faire vite. Gonflé à bloc, il s’arc-boute une dernière fois, écartant les microfissures dans lesquelles la pluie s’est infiltrée la veille. La pierre gémit puis lâche d’un coup, se fendille, s’écaille, secouée d’une soudaine démangeaison, pores grands ouverts à l’air vif du petit matin. Et petit à petit, la peau s’effrite, miettes de sommeil expulsées sans ménagement, des éclats de roche que le quartz fait scintiller dans la tendresse de l’indigo. Les pierres glissent dans un cliquetis cristallin, tressautent, s’entrechoquent, rebondissent dans un arpège de xylophone, irréelles et joyeuses sonnailles qui vont retrouver le glacis d’éboulis, au pied de la dalle. Un torrent de cailloux. À l’ouest, le soleil bascule par-dessus l’Oisans et illumine soudain les crêtes. Il lui faudra encore un peu de temps avant d’éveiller la vallée de la Romanche projetant alors, sur l’écran géant de la paroi rocheuse, l’ombre dansante du premier vol tandem des vautours fauves.

 

Il faut avoir vécu un concert sous l’averse, suspendu aux gradins de pierre de Vienne. Ceux qui en étaient vous parleront alors d’une expérience profonde, de soirées mémorables où les artistes donnent leur maximum, conscients de la fidélité inaltérable d’un public héroïque. Là-haut, l’eau se déverse sur votre dos, rebondit de gradin en gradin, tambourinant sur les épaules comme sur la pierre. On est au milieu d’un torrent, caillou au milieu des cailloux. D’en bas, la vue est impressionnante. Claude Nougaro, lors de sa dernière venue en 2001, parlait d’un mur d’humanité qui monte jusqu’aux étoiles. Nougaro, c’était d’abord cela : une extraordinaire force des mots, un amour du verbe jamais démenti. Au qualificatif de chanteur de jazz - qu’il réfutait - il préférait celui de poète qu’il était avant tout. Et à une époque où beaucoup s’efforçaient de gommer leur accent pour se mouler dans une esthétique moins tranchée, le Toulousain usa du sien comme d’un trampoline, rebondissant sur chaque consonne, multipliant assonances et allitérations, démontrant que la langue de Molière possède une musicalité formidable

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Daniel Zimmermamm, Claude Egea, Fabrice Martinez, Stéphane Guillaume & Sandra Cipolat

C’était heureux d’avoir choisi la diversité pour le concert hommage (1) qui a été rendu au Petit Taureau (2). Diversité dans le répertoire – et Dieu sait que Nougaro a excellé dans l’exercice, allant du jazz au gospel, des musiques africaine ou brésilienne au funk. Diversité dans les interprètes (3), avec parfois quelques inégalités (4). Diversité dans les arrangements avec un Fred Pallem et son orchestre Le Sacre du Tympan au mieux de sa forme, alternant cocons soyeux et rageux bigband. Le Nougaro-show fait son cinéma, autant de titres, autant d’épisodes d’un travelling-panorama porté par des interprètes qui ont privilégié l’incarnation à la performance vocale. Et c’est heureux ! Point de bel canto, donc, qui aurait eu du mal à tenir la comparaison avec l’original, mais un ciselage des mots dont on saisit alors toute la magnifique poésie. On est admiratif, forcément, de la fluidité de Marion Rampal sur Le cinéma, étonné, ensuite, par la similitude du timbre d’André Minvielle, endossant comme une seconde peau celle de Nougaro dans Le Chat, remué aussi par l’interprétation viscérale de Ray Lema dans un Bidonville plus politique que jamais. Mais c’est surtout Thomas de Pourquery qui va m’emporter. Doux colosse, émouvant et théâtral, il offre une Île Hélène bouleversante (5), porté par l’orchestration magnifique des cordes. Je lève mon crayon, incapable d’être à autre chose, même au dessin. Sous les mots de Claude, que ma langue est belle. Pourquoi donc cette peur quand d’autres rechignent à la chevaucher ? En haut d’un pierrier, il ne faut pas avancer pas à pas, avec une prudence timorée. Au contraire, il faut le descendre en courant, chevaucher avec délices le torrent de cailloux (6). On se sent alors des ailes - une sensation de glisse souple et animale - accompagné par le chant des rochers qui tintent tout autour. Entre ciel et roc, les gradins du théâtre antique fredonnent des mots mille fois entendus. Et par d’autres dits, ils sont éternels.

 

(1) New’Garo, hommage à Nougaro : un projet-création porté par Guillaume Anger (directeur artistique de Jazz à Vienne) et Marc Maret (Wise Music Group)

(2) Le Petit Taureau : surnom donné à Claude Nougaro

(3) Marion Rampal, Ray Lema , Souad Massi , Thomas de Pourquery, Sanseverino, Babx, Gabi Hartmann, Siâm Pottok, Gabi Hartmann, André Minvielle et Jowee Omicil.

(4) Un Sanseverino pas très à son affaire, peut-être.

(5) Voir la vidéo

(6) « Un torrent de cailloux roule dans ton accent ». Du titre « Toulouse »


Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Gaby Hartmann, Marion Rampal & Souad Massi

 

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Sanseverino, Jowee Omicil, Marion Rampal & les cordes du Sacre du Tympan