Neal Black.
Concert du 9 juillet 2021 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur kraft
En 1531, Henri Tudor, huitième roi d’Angleterre, expulse de ses appartements la rousse Catherine d’Aragon, sa femme, pour y installer la brune Anne Boleyn et en faire la future reine. On connaît la suite de l’histoire : en outrepassant l’interdit du pape Clément VII, il entraînera la couronne vers le schisme avec Rome, donnant naissance, quelques années plus tard, à l’anglicanisme. Il en profitera au passage pour faire main basse sur les richesses de l’Église en prononçant, entre autres, la dissolution des monastères, renflouant ainsi ses caisses d’un trésor facile. Rendus à la vie séculière, les moines vont alors transmettre à la population un précieux savoir-faire : la distillation. Déjà largement répandu depuis le XIème siècle, le breuvage appelé alors uisge beatha (1) part dès lors à l’aventure. De ville en île, d’île en continent, de continent en Nouveau Monde, le whisky va conquérir la planète. Les bonnes idées sont toujours récupérées.
Si le berceau du blues est indiscutablement américain, et plus précisément le delta du Mississippi, il a su, lui aussi, s’exporter largement. Probablement grâce à l’évidence de la recette initiale, simple comme celle du whisky : du grain, de l’eau et du feu. Le grain, c’est le fruit de la terre et du travail des hommes (2). Blé et orge maltée pour les Îles Britanniques, il est aussi seigle pour le rye canadien, maïs pour le bourbon du Kentucky ou le whiskey du Tennessee, ou encore sarrasin pour le eddu (3) breton. Chacun l’adopte à sa terre. Le blues aussi prendra des chemins de traverse, se déplaçant largement au-delà de ses frontières racinaires, adopté partout, transformé beaucoup, toujours réinventé. Il doit sa vitalité au feu, celui des chaudières des steamers du Mississippi, des sucrières de Louisiane, des raffineries du Texas ou des usines de Detroit. C’est probablement ce même feu qui brûlait aussi dans les ports de Bretagne ou du Japon, dans les hauts-fourneaux de Belgique ou du Nord, dans les cheminées d’Alsace ou du Vercors, et jusque sous le soleil des montagnes corses (4). Ainsi, blues et whisky se ressemblent, ils se déversent l’un comme l’autre, sans jamais apaiser la soif, dans le gosier des forçats et des nantis, un instant d’ivresse et d’oubli, distillé en pleine conscience.
Piètre anglophone, je regrette de pas avoir accès aux textes de Neal Black. Rencontré il y a plus de dix ans déjà sur le Livia - fameux petit bateau de croisière qui naviguait sur le Rhône viennois - le Texan était hier le plus évident ambassadeur du blues américain. Voix rauque et profonde, impressionnant jeu de guitare, il a enflammé la scène avec son complice Fred Chapellier, rejoints par Greg Zlap, harmoniciste flamboyant dans l’exercice de la scène. Mais il manquait la ballade, la langueur du fleuve et la nuit silencieuse, cette sombre douceur dans laquelle Neal Black donne toute sa force. Et le sens de ses paroles, pour savoir la saveur de son eau, le parfum de son histoire, les fleurs ou la fougère, le granite ou la tourbe. On dit que la finesse du whisky dépend de la source de son eau. C’est aussi en voyageant dans des barriques qu’il prend de la profondeur.
Paul Personne, lui aussi, a roulé sa barrique. Il lui aura fallu des années de persévérance pour atteindre la consécration. Et c’est en choisissant d’écrire en français qu’il conquerra le public hexagonal, avec Comme un étranger (5). Il aura sans doute compris à quel point l’universalité de cette musique se prête au partage de la parole. On a coutume de dire que les chanteurs lyriques cherchent à imiter les instruments quand les bluesmen cherchent à rejoindre la voix humaine. Personne est devenu quelqu’un, et ce quelqu’un sait raconter des histoires. À défaut de comprendre celles de Neal, j’ai reconnu le parfum de son blues voyageur, le grain de son Texas natal, le soleil de ses voyages. Son eau, elle, me reste cachée. Mais, tous les amateurs vous le diront : un bon whisky garde aussi ses secrets.
(1) Uisge beatha en gaélique écossais, uisce beatha en gaélique irlandais : eau-de-vie.
(2) Liturgie des Offrandes, chez les catholiques.
(3) Ed du : blé noir, en breton.
(4) Différentes zones de production du whisky.
(5) Comme un étranger. Sur l’album Paul Personne (1982, CBS)
Fred Chapellier
Concert du 9 juillet 2021 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur kraft
Paul Personne
Concert du 9 juillet 2021 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur kraft