Nate Smith. La danse de la machine sous la pluie.

Nate Smith. La danse de la machine sous la pluie.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Jaleel Shaw & Nate Smith. Acrylique & crayons sur papier marouflé. 65x50cm.

C’est sûr, maintenant : la cérémonie du mariage a commencé sans vous. Là-bas, la tête masquée par le capot, semblant plongé dans quelque marmite infernale, le dépanneur touille à travers la fumée dans les entrailles de votre perfide véhicule. Forcément, le mécanicien vous semble d’une lenteur exaspérante, bien moins rapide en tout cas que la trotteuse de votre montre qui comptabilise tranquillement l’ampleur de votre désastre. Manquerait plus qu’il pleuve ! Tiens, voilà la pluie …

Si, tout comme moi, vous êtes étranger aux mystères de la mécanique, soyez les bienvenus ! Vous venez de faire l’expérience d’une répétition avec un batteur.

Ça se passe dans un garage, aussi, ou dans un salon, qu’importe. Tout à pourtant bien commencé. Le band file la grille, on règle deux ou trois détails harmoniques, le pianiste teste quelques renversements, les soufflants esquissent un contre-chant quand, soudain, le batteur s’écrie :

« Un instant ! »

Les autres s’arrêtent, forcément - c’est le Grand Pouvoir du Batteur - en redoutant ce qui va suivre. Car l’autre va reprendre alors son riff, inlassablement, s’essayant à de multiples combinaisons, insensible à ceux qui l’entourent - le sax a fini par remettre le protège-bec - cherchant le rythme parfait, le meilleur groove, la synchronisation idéale des membres, la chorégraphie superbe qui a germé dans son esprit et que son corps esquisse, comme un danseur aspire au geste ultime. Et puis, le train redémarre, hoquetant d’abord comme un vieux vapeur, puis de plus en plus assuré, pour finir par ronfler dans un chant de belle mécanique, tandis que le visage de votre ami s’illumine comme une boule à facettes et que les autres approuvent bruyamment, soulagés de pouvoir reprendre la marche. Les batteurs sont d’un monde à part.

 

Lorsqu’on l’interroge sur son public, Nate Smith concède qu’il est souvent composé de drummers. Il faut dire qu’il fait référence auprès des aficionados. Très vite repéré par les grands noms du jazz, il commence vraiment sa carrière avec le contrebassiste Dave Holland. D’autres ne tarderont pas à suivre - Jose James, Vulfpeck, Pat Metheny, Chris Potter, John Pattituci, pour ne citer qu’eux - mettant à profit le large éventail de son jeu et son groove très particulier. Volontiers partageur, il publie régulièrement des vidéos de grooves dont il a le secret, pour le plus grand plaisir des batteurs. Il ira jusqu’à sortir un album solo - Pocket Change - solo de batterie, s’entend. C’est dire si cet instrument est un monde en soi, n’en déplaise aux mélodistes qui persistent à croire qu’un batteur ne sait composer.

Car Nate Smith compose. Il explique le faire par petites touches sur son piano, ou en enregistrant dans son téléphone un rythme qui lui vient - Ce sont de très petites idées, dit-il. Il assemble alors les petites pièces de sa mécanique pour voir ce qui pourrait naître. Le reste est question de réglage, d’huile, de fluide. Les partenaires de son groupe - Brad Allen Williams à la guitare, Fima Ephron à la basse, Jaleel Shaw aux saxophones -se greffant sur la machine, encore à l’essai. Lui, tient les rênes de cette monture, une bête qui semble claudiquer entre puissance et fragilité. C’est une grosse machine, et il pleut sur Vienne. À cordes ! Sur le miroir du bord inondé de la scène, l’estrade de Nate Smith semble flotter comme un radeau. Il lance le moteur, un étonnant groove qui flirte avec le balancement du swing sans jamais l’embrasser. Ses acolytes s’approchent comme les mécanos d’un stand de Formule 1, à l’écoute de ce singulier moteur. Ils prennent leur place, tour à tour, partenaires de cette grande machine qui les dépasse et qu’il faut faire danser.

Me revient l’image de ce dragon des fêtes chinoises, animé par tout une équipe de porteurs, ondulant dans la foule comme une gigantesque marionnette. Le moteur de Nate Smith change de chant, la machine se met en branle. Le sax de Jaleel Shaw s’empare de la manœuvre; le dragon s’avance, flottant dans la brume des machines à fumée. Brad Williams a repris le riff à la guitare, un cliquetis d’écailles mécanique. Et voici que le dragon danse sous la pluie, de ce pas déhanché des machines articulées, une étrange souplesse, une scansion élastique qui ne marque pas le pas, marchant comme sur des œufs, une myriade de petits poissons qui semblent clapoter autour des musiciens.

Belle machine étrange. Étrange pouvoir du batteur.

François ROBIN