Mulatu Astatke.
Concert du 6 juillet 2018. Jazz à Vienne
Crayon noir & Posca sur Kraft.
Tout à coup, j’ai suspendu mon dessin. Mes yeux ont quitté le crayon noir pour glisser, interloqués, vers la scène. Quelque chose, à l’instant, venait de me troubler. C’était indéfinissable, comme cette personne dont on croise le regard, dans une foule, et qui soutient le vôtre, impudique et excitant tout à la fois. Pourtant, au-dessus de moi, rien qui puisse m’expliquer ce trouble. Le visage parcheminé de Mulatu Astatke est concentré sur le vibraphone. Ses musiciens ont installé un de ces rythmes souples qui font l’élégance de l’éthio-jazz, et cette couleur harmonique si particulière, ce subtil alliage entre la pureté de la gamme pentatonique éthiopienne et la complexité des gammes jazz. De fait, ce funambule mélange pourrait bien expliquer mon étrange sensation. Cette musique a quelque chose de l’envoûtant boléro: le rythme entêtant, le thème lancinant, l’ivresse qui s’installe. Mais l’exotisme des soirées labélisées « Afrique » du festival a passé mes premières surprises. Le trouble est ailleurs.
Pour dire vrai, l’orchestre du septuagénaire n’a rien de très exotique. Hormis la customisation des congas de Richard Olatunde Baker, ornés de curieuses sonnailles, les instruments sont occidentaux. Piano, sax, trompette, batterie… ni masenqo, ni krar(1), mais un violoncelle et une contrebasse. Et le vibraphone. Sur cet instrument sophistiqué, Mulatu Astatke glisse sans ostension, refusant cette vélocité qui fait la réputation de nos grands spécialistes. D’ailleurs, le violoncelle non plus, pas plus que la contrebasse, n’emprunte au jeu habituel. Tous nos instruments ont été assimilés, avec un aplomb troublant, au service de cette musique soyeuse. Curieuse sensation que de se voir ainsi dans le regard de l’autre, entre surprise et confusion, touché par une émotion inédite, une partie de soi cachée. Si les orchestres de Rokia Traoré et Youssou NDour, venus ensuite, ne se privent pas de guitare ou basse électriques, il n’y a pas chez cette Afrique-là cet étrange trouble. Plutôt un exotisme qui convient à notre colonialisme larvé, un ailleurs fantasmé et pittoresque. L’émotion profonde qui m’a transpercé est d’un autre ordre. Je me découvre ce soir plus beau dans le regard d’un autre.
(1) Instruments traditionnels de l’azmani, ménestrel éthiopien. Le masenqo est un luth à une corde, le krar, une lyre à six cordes.
Richard Olatunde Baker