Marc Rebillet
Concert du 6 juillet 2022 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft
En ce matin frisquet de septembre 1980, le jour n’est pas encore levé sur Paris. Dans son appartement de la rue Dorian, Monsieur D. boit son café et s’apprête à partir prendre le premier métro à la station Nation toute proche. Soudain, un bruit inhabituel lui fait tendre l’oreille. Ce n’est pas le roulement des poubelles tirées jusqu’au camion des éboueurs, ni le grondement souterrain du métro - il est trop tôt. Non, c’est un battement sourd et grave, un glas de tambour qui semble venir d’un autre temps. Intrigué, il ouvre sa fenêtre, se penche pour voir ce qu’il en est et manque de renverser son café. Quatre étages plus bas, une troublante procession traverse la rue de Picpus à la lueur des torches. Étroitement encadrée par d’étranges silhouettes en robes et capuches noires, une cinquantaine de jeunes gens - des adolescents, encore - avance lentement, tête baissée, dans la fraîcheur automnale du petit matin. De saisissement, Monsieur D. s’est collé dans le renfoncement de la fenêtre. Il regarde, hypnotisé, la longue colonne défiler en silence dans sa rue, puis tourner lentement vers la droite, s’engageant dans le coude de la rue Pierre Bourdan, longeant le long vaisseau de brique de la prestigieuse École Boulle(1). Sous mes pas, je contemple les pavés multicolores que les 4ème années nous ont fait repeindre avant-hier. Aujourd’hui est un grand jour : comme les autres arpètes embarqués dans cette mascarade, j’avance docilement vers le lieu de mon baptême.
Depuis la rentrée, la traditionnelle initiation a donné lieu à quelques opérations potaches, pas toujours de bon goût, jamais méchantes pour autant. Surtout, elle a tissé des liens entre les nouveaux élèves et leurs aînés ; une amitié franche s’est créée - et pour longtemps - avec ma marraine, une petite blonde pétulante de l’atelier de tournage, frisée comme un mouton. Mais pour l’instant, nous jouons le jeu, subissant cette subordination de façade, cette mise en scène croquignolesque qui a failli faire s’évanouir de frayeur Monsieur D. Nous attendons le moment de la revanche, l’instant où le plus brave d’entre nous lancera le signal, le cri libérateur : « Rébellion ! ». Les rôles seront alors inversés, les maîtres seront bousculés par les esclaves, chahutés dans la paille que nous avons largement répandue dans la cour, barbouillés de nouilles, copeaux, filasse, feuilles mortes, un digne héritage de cette fête des fous(2) pratiquée au moyen-âge. Elle mêlait alors ecclésiastiques et bonnes gens dans une démonstration de bizarrerie paillarde. On élisait l’évêque ou le pape des fous. Prêtres, diacres, sous-diacres, tout ce petit monde se travestissait, bâfrait, chantait des obscénités en prenant des poses lascives. Bref, on faisait la teuf avec démesure et ridicule, conscients de ce que cet art de l’autodérision apportait à la cohésion d’une communauté. Bien sûr, on finit par prendre des mesures(3) pour mettre fin à ces joyeusetés subversives et par trop indécentes, où les noceurs pouvaient tirer du lit les jeunes gens trouvés complètement nus et les conduire à travers les rues dans leur plus simple appareil.
C’est indubitablement cette démesure qui fait le succès de Marc Rebillet. Vêtu d’un peignoir et d’un improbable caleçon, ce génial franco-américain excelle dans l’art de la parodie. Depuis l’autel qui trône au centre de la scène, il officie pour une assemblée déchaînée, assemblant samples, beat-boxes, loops, claviers avec une indubitable maîtrise. Il chante aussi - et avec quel talent ! Surtout il ponctue cet incroyable charivari sup>(4) électro de saillies débridées, où les gros mots fusent, où le public est pris à partie pour une communion orgiaque - « Faites un maximum de bruit ! »(5)- tout en imprimant imperceptiblement une ample pulsation, un battement d’organique machine qui emmène la foule dans la transe. C’est puissant et remarquable, un art soliste et orchestral, fumeux et jubilatoire. Coincé aux premières loges dans le crash-barrière, je suis plongé dans cette douce folie, englouti sous les confettis et les feux d’artifice, arrosé par le champagne dont le performeur arrose la fosse en délire. Les gouttes viennent bénir mon dessin. C’était mon premier concert du genre. Me voilà baptisé !
François ROBIN
(1) Une des quatre grandes écoles d’art appliqué de la ville de Paris, avec l’École Estienne (typographie), l’École Duperré (mode), l’École Olivier de Serres (céramique). Créée à l’origine pour former aux métiers d’art de l’ameublement, elle forme aussi aujourd’hui aux métiers de l’architecture intérieure et du design.
(2) Ou Fête des Innocents. Dérivée des Saturnales romaines, cette manifestation populaire se tenait les 26, 27 et 28 décembre, probablement une résurgence des liturgies païennes autour du solstice d’hiver. La Fête des Fous perdure du XIIe au XVIIe siècle.
(3) Une première condamnation à la demande de l’évêque de Paris Odon de Sully en 1188, puis en 1431, en 1519…
(4) Charivari , du latin caribaria emprunté au grec ancien karêbaria : mal de tête. À l’origine, c’est un rituel, un cortège où l’on fait du bruit avec des objets ou instruments hétéroclites pour sanctionner l’attitude réprimandable d’un membre (ou plus souvent un couple) de la communauté.
(5) En référence à la harangue du présentateur de l’Apollo Theatre de Harlem - où naissent des étoiles et se créent les légendes - pour la célèbre Nuit des amateurs : « Make as much noise as possible for… »