Christone « Kingfish» Ingram
Concert du 7 juillet 2022 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft
De tous les monstres qui peuplent les histoires, ceux qui hantent les profondeurs sont incontestablement les plus fantastiques. Ils ont ce silence puissant des racines qui parle d’origine et de noirceur. Les nôtres, bien entendu. Que ce soit la baleine de Melville ou le marlin d’Hemingway, l’adversaire coriace ne laisse guère le choix au héro. Ce sera la damnation ou la rédemption. Achab, le capitaine, finira entraîné dans ses profondeurs par Moby Dick; Santiago, le vieux pêcheur, ne rapportera que le squelette de sa prise formidable. C’est dans les eaux sibériennes de l’Ienisseï (1), le fleuve géant, qu’il faut chercher un dénouement plus paisible. Car si Ignatitch, le pêcheur insatiable, sort vivant de son combat avec l’esturgeon, c’est après s’être débarrassé de son orgueil et de sa cupidité, en laissant le Tsar-poisson (2) rejoindre les eaux de la rivière-mère (3). Confrontés aux puissances des origines, force est de choisir l’humilité.
C’est probablement cette humilité qui fait défaut à nombre de bluesmen, tout du moins un certain désintéressement au terreau d’origine et à la sidération du silence. On ne saurait reprocher à ces musiciens de faire évoluer la musique du bayou - et je me garderai bien d’être un ayatollah de cette tradition - mais à trop vouloir plaire, on risque de perdre ce qui fait la profondeur de cette musique. Qu’un homme de scène comme Manu Lanvin se complaise dans un blues-rock d’épate ne m’émeut guère. Il compense, à l’énergie, les racines absentes, dans une interprétation qui tient presque du folklore. Le chemin de Zac Harmon m’étonne davantage, qui se glisse gentiment dans une peau de crooneur, abandonnant les sentiers plus rocailleux qu’il fréquentait naguère. L’industrie du succès sera passée par là.
Il faudra attendre l’arrivée sur scène du Roi-poisson, Christone « Kingfish» Ingram, pour que le blues retrouve ses ténébreuses couleurs, entre la damnation d’un Robert Johnson(4) et la rédemption d’un Éric Bibb. La jeunesse joue pour lui - 22 ans - mais aussi certainement cette simplicité des monstres, cette extrême obésité qui vous écarte de l’amitié facile et vous pousse à l’introspection. Entre ses mains, minuscule, la guitare s’envole dans un chant distordu, une plainte électrifiée, revenant sans fin sur les mêmes mots, bégayant comme dans un sanglot des riffs infinis, pour exploser en de longues phrases enfiévrées, l’étonnante libération des grands bègues. Sa voix, aussi, est prometteuse. L’expressivité des bons conteurs, entre absolu silence et franche faconde, elle vagabonde sans façons, avec le juste contrepoint du reste du band (5). Une fraîcheur encore un peu timide, dont on espère qu’elle saura garder un peu du mystère du blues. Un monstre qui parle de noirceurs et d’origines.
François ROBIN
(1) L’Inesseï, le plus grand de tous les fleuves qui se jettent dans l’océan arctique (5075 km). Prenant sa source en Mongolie, il traverse toute la Sibérie du sud au nord.
(2) Le Tsar-poisson ou Roi-poisson. Roman de l’écrivain russe Victor Astafiev (1924-2001)
(3) Ienisseï, du kirghiz Ene-Sai : la rivière-mère
(4) Robert Johnson (1911-1938) Considéré à son époque comme le meilleur joueur de blues, il aurait vendu son âme au diable contre ce talent extraordinaire.
(5) Paul Rogers à la basse, Chris Black à la batterie.
Zac Harmon & goup
Concert du 7 juillet 2022 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft
Manu Lanvin
Concert du 7 juillet 2022 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft