Gregory Porter.
Concert du 12 juillet 2018 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft
« Vous avez lu les nouvelles consignes? Un seul morceau, ce soir, et sur les côtés. »
Tout à savourer ma blague perfide, je vois passer un vent de panique sur le visage des photographes. Le mensonge vite éventé, je suis la proie de gloussements faussement scandalisés, joyeux charivari bon-enfant du petit peuple de la fosse. Je le reconnais, c’est un humour un peu vachard: les photographes n’ont pas toujours la possibilité de rester tout le concert dans le crash. Bien souvent, ils doivent se contenter de trois morceaux, voire un seul. Il faut alors jouer des coudes, parier sur le bon shoot, espérer la bonne inspiration. On me marche gentiment sur les pieds; je laisse faire. J’attends que sonne l’heure de la récré, le clap de fin pour eux. Ils défilent alors devant moi en traînant plus ou moins les pieds, me gratifiant de boutades amicales parfois teintées d’un peu de jalousie. Dans ces coulisses sous-marines, les protagonistes se croisent sous la scène.
Curieuse baignoire où nous sommes à la fois acteurs et spectateurs, curieux espace amphibie, entre la barge de la scène et l’océan du public. Il faut se protéger des remous de l’hélice - le souffle des enceintes qui me drosse contre la barrière - et des secousses de la foule qui s’abattent sur mon dos en continuel ressac. Heureusement, ce soir, la houle est douce : la fosse a été garnie de chaises pour un public tranquille. L’Orchestre National de Lyon accompagne Gregory Porter pour un hommage à Nat King Cole. Nous sommes à l’opéra. Pas de bel canto, certes, mais la magnifique voix du colosse noir, pleine, charnue, profonde. A l’image du chanteur, elle semble emplir tout entier son costume impeccablement sanglé, tendu comme la peau d’un fruit mûr. J’en sens les vibrations jusque dans mes jambes, mêlées au chœur de l’orchestre. Distraitement, j’ai posé ma planche contre la structure de la scène et son bois s’est mis à chanter. Mon crayon aussi, posé sur la feuille brune, vibre comme un oscillographe sur un navire d’étude sismique. Il me semble percevoir le moindre trémolo, les pizzicati des violoncelles comme les cascades de la harpe. Le cuivre des cors sonne comme une trompe marine, la batterie pulse comme le chant d’un volcan. Je songe aux bains de mon enfance, lorsque je me laissais submerger dans la baignoire pour écouter l’univers sous-marin cocasse des grattements, le bruit de mes membres gesticulant dans l’eau savonneuse, avec au loin les voix assourdies de la maison. Pour un peu, je me laisserais somnoler, bercé par cette madeleine inattendue.
Mais mon dessin m’appelle, fine pelure de papier posée à même la musique, et qui semble s’imprimer comme si je frottais le crayon sur un arbre. Le visage du baryton s’y dessine, encadré par son éternelle cagoule. Noire membrane moulée sur la douceur de son visage, j’imagine qu’elle le plonge, lui aussi, dans un monde particulier. Face à l’océan des gradins, il semble dompter les vagues, caresser l’écume, ensorceler cette mer humaine qui se dresse sur la colline de Pipet comme la vague d’Hokusai. Et je m’imagine petit bateau, avalé par les lames, accroché à mon crayon sous la majestueuse estampe du maître japonais.