Robert Finley, Shakura S’Aida & Nirek Mokar. L’âge, c’est dans la tête.

Robert Finley, Shakura S’Aida & Nirek Mokar. L’âge, c’est dans la tête.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Liam Hart (g), Charlie Love (dms), Robert Finley, Ollie Hopkins (b) & Christy Johnson.

Encre, crayon noir & encre blanche sur Kraft.

 

 

Un éclat de rire tonitruant vient d’exploser dehors, sur la terrasse qui sépare la maison de l’atelier, ce petit coin de paradis où nous prenons nos repas l’été. Avec mes fenêtres grandes ouvertes pour capter la fraîcheur matinale, je profite forcément de tous les bruits domestiques. Intrigué, je quitte mon travail d’écriture pour jeter un œil discret : attablées devant le premier café, Joëlle et son amie pouffent de rire, évoquant sans doute quelque souvenir ou sujet croustilleux. Je les regarde se tenir les côtes – des gamines, quinze ans à peine ! Elles ont toutes deux la soixantaine.

Mais l’âge ne veut rien dire. Pour peu que la compagnie soit bonne, l’espièglerie ou l’insouciance des premiers jours rapplique au grand galop. Il n’y a que l’enveloppe qui change. J’aime chercher dans le visage de ceux qui ont mûri la part de malice qui reste dans leurs yeux. C’est comme trouver une vieille photo - quand tu étais jeune et belle - entrer dans un petit soleil, cette part d’éternelle jeunesse que nous gardons tous, consciemment ou pas, mon amie la rose pour toujours. L’âge ne veut rien dire.

 Age Don’t Mean a Thing – chante Robert Finley, avec le feulement profond qui fait les grandes voix de la southern soul (1). C’est pour ces vieux bluesmen oubliés que l’association Music Maker (2) se décarcasse. Sortir de la misère les artistes de blues. Parce que le talent n’a pas d’âge, et qu’une carrière est parfois trop inégale. Quand on est musicien – ou artiste, en général – on l’est pour la vie. Reste à gagner la croûte ; il faut parfois renoncer. Sans vouloir promouvoir le mythe de l’artiste maudit, je reconnais que le blues regorge d’histoires de ce genre, de musiciens redécouverts sur le tard, sortis d’une condition misérable pour retrouver la gloire. Probablement parce que l’émotion, dans cette musique, prime sur la perfection - du moins dans ce blues du bayou qui a ma préférence – l’âge apporte à la profondeur ce que la jeunesse donne à l’énergie.  Entre les deux, reste la grande parenthèse de la vie.

La Canadienne Shakura S’Aida (3) s’emploie à la garder ouverte depuis quarante ans. Celle que l’on compare souvent à Aretha Franklin, ou Tina Turner – son idole – continue vaille que vaille une carrière belle et généreuse.  Généreuse, car c’est ainsi qu’elle habite son concert, avec une conviction que le bonheur se travaille et se partage. Sur scène, elle a cette énergie lumineuse et contagieuse des grands enfants, cette façon de chanter pour l’autre qui prend racine en soi.

Énergie communicative, c’est aussi ce qui traverse le pianiste Nirek Mokar, petit prodige parisien. Soyons clair, on n’appelle pas son band the Boogie Messengers sans une certaine appétence pour la musique qui bouge. De la musique-à-papa, diraient certains. Et alors ? Je défie quiconque de rester de bois face à cette musique intemporelle. À en croire les vibrations du plancher de la scène de Cybèle, je n’étais pas le seul à avoir des fourmis dans les pieds, emporté par la talentueuse efficacité du combo. Vingt-et-un ans seulement, mais une connaissance technique désarmante, associée à l’heureux sentiment de franche camaraderie qui anime le groupe étincelant. Au saxo, un musicien formidable - Claude Braud, soixante-dix ans – démontre s’il en était encore besoin que la jeunesse peut être éternelle. Un groove puissant, un son canaille et un art consommé du swing. Vingt, soixante-dix…L’âge, décidément, c’est dans la tête.

(1) Écouter Age Don’t Mean a Thing

(2) Fondé en 1994 par Tim Duffy, Music Maker Relief Foundation est un organise non lucratif qui soutient les musiciens de blues vieillissant.

(3) Écouter Shakura S’Aida

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Nirek Mokar

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Claude Braud