Fabien Sevilla. (Concert du dimanche 30 juin 2024 au lever du jour). Faire venir le soleil.

Fabien Sevilla. (Concert du dimanche 30 juin 2024 au lever du jour). Faire venir le soleil.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Fabien Sevilla lors du concert au lever du jour, le 30 juin 2024 à Vienne

Acrylique sur toile, 80x80cm.

Lilo : (…) Je suis donc en retard car j’ai dû aller à l’épicerie pour acheter du beurre de cacahuètes, parce qu’à la maison y avait rien d’autre QUE DU THON POURRI !!
Moïse : Lilo, Lilo, c’est si important que ça ?
Lilo : Doudou fait venir le soleil.

Nos enfants – maintenant grands – se régalaient de cette réplique désarmante. Que la petite fille du film du Disney (1) donne un tel pouvoir à son poisson rouge est plutôt inattendu, mais il relève bien de la capacité d’émerveillement des enfants, capables de nourrir leur enchantement de petits riens, petits riens dotés de grands pouvoirs. Faire venir le soleil, quel beau programme ! Si l’on en croit Ferdinand Hodler, c’est bien la mission de l’artiste : « faire valoir la nature en dégageant la beauté essentielle » (2). Mais l’artiste, qu’il soit peintre ou poète, danseur ou musicien n’est pas le seul concerné. Chacun a ce pouvoir – et cette mission - de réenchanter le monde, cette nécessité de remettre de l’esprit au cœur d’un modèle socioéconomique dont nous voyons les dangereuses limites. Comment ? En cherchant le soleil des petites choses. Petites attentions, petits silences, petits sourires, petits pas de côté, petits ruisseaux qui font les grands torrents. Grands torrents qui peuvent renverser les digues et ouvrir les murs. Faire venir le soleil, c’est d’abord dépecer l’ombre.

 

La silhouette de Fabien Sevilla se détache sur le tableau familier de la Vallée du Rhône, danseur enlacé à sa contrebasse. Un chant fleurit sous son archet, long, profond, simple bourdon qui ouvre le rite, une première voix qu’il va boucler sur son looper puis enrichir, une fois, deux fois, superposant en une polyphonie épurée les différentes tessitures de l’instrument. Alors, il abandonne le grand corps de bois et introduit quelques percussions – tambour rituel, bols tibétains, petites sonnailles – qui viennent butiner le tapis sonore. La musique s’élève dans l’espace ouvert du belvédère de Pipet. L’air, ce matin, a une saveur minérale, d’herbe froissée aussi, le froissement d’un ciel de nuages qui plonge les collines des Côtes-Rôties dans un gris silence. Derrière le musicien romand (3), le ciel entrouvre ses paupières sur des fines striures dorées, vermeil, qui viennent zébrer mon tableau. Tandis que Fabien Sevilla poursuit son rite d’enchantement (4) , les collines sont éclaboussées des fulgurances du Levant, rais échappés d’entre la lisière de la crête et l’amas nébuleux, et qui explosent sur le sommeil du paysage. Tout à tour le côtelé velours du vignoble, l’acidulé d’un champ de colza, le festonnement mordoré d’un petit bois s’allument, comme autant d’enseignes lumineuses clignotant dans le petit matin. Trouant la mélopée chamanique, la cloche de la chapelle de Pipet carillonne son premier angelus et – en contre-bas – la ville semble s’animer. Dans la trouée de la Gère, au nord, les toits de tuile quittent leur habit de nuit et cueillent le premier soleil. La tour des Valois, en face, explose d’un vif orange. Sur mes épaules, je sens la chaleur glisser. Ce n’est qu’un instant, infini pourtant. Douce, une voix s’élève, un unisson grave, diphonique, qui épouse le chant de la contrebasse.

Quelques derniers instants encore, et le concert sera terminé. Je brosse de larges coups sur ma toile, laissant ma main pérégriner sur le tableau. Bientôt, l’artiste salue, le public s’extirpe des chaises longues en pandiculant. Sourires, échanges, la journée ne fait que commencer. Je range mon matériel ; ai-je rempli ma mission ?

Et vous, comment faîtes vous venir le soleil ?

 

 

(1) « Lilo & Stitch », film d’animation des studios Disney, sorti en 2002.

(2) « La mission de l’artiste ». Texte de Ferdinand Hodler lors de sa conférence à Fribourg le 12 mars 1897

(3) Fabien Sevilla est né en 1971 à Vevey, Suisse romande.

(4) Ecouter son album « Rites »

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Photo: Eve Robin