Brad Mehldau. La mélancolie.

Brad Mehldau. La mélancolie.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Brad Mehldau

Concert du 29 juin 2021 à Jazz à Vienne.

Crayon noir & Posca sur Kraft.

« Joue-nous quelque chose… »

Immanquablement, après un repas de fête avec des invités, venait le moment où ma mère appelait l’un de ses fils, pianiste de préférence.

La demande semblait simple à satisfaire, mais dans notre famille de musiciens classiques, coutumiers de l’exercice du concours, chacun rechignait à jouer « pour de faux ». Nous prêtions probablement aux autres ce défaut que nous partagions largement : l’impossibilité de se laisser aller à l’écoute d’un musicien sans en chercher les failles. L’esprit de compétition fait toujours des victimes. Qui plus est, dans ce genre musical où la fidélité au texte ne supporte pas l’approximatif, la musique relève peut-être plus de la performance que du plaisir. J’ai redécouvert le plaisir de jouer librement en changeant d’environnement, avec le public plus indulgent de mes compagnons du foyer de travailleurs, et grâce à une alliée inattendue : la mélancolie.

Mélan-khólé(1), la bile noire. Avec le sang, la lymphe et la bile jaune, Hippocrate les définit comme les humeurs qui déterminent nos tempéraments. Aujourd’hui un peu rapidement associée à la dépression, elle est - pour les antiques - source de génie comme de folie. Sa saison est évidemment l’automne, la flamboyante, qui porte la nostalgie de ce qui s’en va. Du Spleen de Baudelaire à la Nausée de Sartre, nombreux sont les artistes qui vont s’y abandonner, avec souvent une amertume qui m’attriste. Je leur préfère l’approche japonaise de nagori (2), littéralement « reste de vagues », qui définit le goût du fruit d’ultime maturité, juste avant de disparaitre. Qu’y a-t-il ensuite? Un espace de solitude, qui donne le temps de revivre en douceur l’explosion des sens ou des heures, qui exige aussi une certaine tendresse envers soi-même, accepter pour soi une certaine langueur. Saine fatigue qui ralentit nos pas ! Le peintre cherche le juste trait, le danseur ralentit son geste, le musicien épure son jeu. L’automne ensemence nos terreaux.  L’homme invente le blues.

De son dernier album(3), Variations on a Melancholy Theme,  Brad Meldhau écrit : « C’est comme si Brahms se levait un matin et avait le blues ». On ne saurait mieux décrire son concert de ce soir. Bien sûr, on connait du pianiste américain sa virtuosité, la limpidité de son jeu, mais c’est surtout son émouvant sens du chant qui caractérise sa musique. Les apports des maîtres classiques sont évidents : Bach pour le contrepoint, l’art de faire circuler la parole, Chopin pour le rubato, ce subtil décalage qui sublime l’expression de la mélodie. Pour le reste, c’est à l’avenant. Standards de jazz, tubes pop, emprunts au classique, rien n’est écarté dans sa pérégrination. Passant d’un thème à l’autre, laissant divaguer son inspiration, il fait couler la musique sans se préoccuper du reste. Pas sûr, même, qu’il soit fidèle à une set-liste, les thèmes s’enchainant au gré de l’instant ou de la forme, en une même rêverie. Assis dans son salon intérieur, il déroule librement son imaginaire, esprit et doigts voguant de conserve dans une schizophrénie concertante, répondant à cette seule invite : « Joue-nous quelque chose ». Ce « quelque chose » peut sembler décevant pour les adeptes d’un jazz plus enflammé. Il emporte pourtant l’adhésion d’un plus grand public, plongé avec délices dans la richesse de cette émouvante mélancolie. Peut-être était-ce cela, la demande de ma mère : un instant de partage sans fard, où l’autre accepte de montrer son âme nue. C’est une demande exigeante qui oblige les deux parties : à l’artiste, la confiance qui permet la générosité, et au public, la pudeur qui donne sens au silence.

 

(1) Du grec

(2) Lire Nagori, de Ryōko Sekiguchi (éd. P.O.L. 2018). Regarder aussi son entretien (cliquer sur le lien)

(3) enregistré avec l’Orpheus Chamber Orchestra, sorti le 11 juin dernier chez Nonesuch.