Asaf Avidan. Seul, avec tous.

Asaf Avidan. Seul, avec tous.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Asaf Avidan

 

Elle s’en va. Elle n’est pas encore partie mais déjà elle est ailleurs, et sur cette barque entre deux mondes il attend, appuyé sur la rame. Elle est à la proue, calée dans le lit médicalisé, emmitouflée comme dans des langes. Il se penche sur elle ; elle est si pâle. Il remonte un peu l’oreiller, remet en place une mèche de cheveux qui s’est échappée de sa barrette ; elle a toujours été coquette. Par la fenêtre entrent un peu d’air et la lumière douce du matin. Ce serait un jour parfait. Il se sert un café et sort dans le jardin. La rosée pleure sur ses pieds ; il aime cette fraîcheur sur son chagrin. La première gorgée de café lui brûle les lèvres, mais quelle importance ? À travers les feuillages, les tâches de soleil gambadent, virevoltent comme des farfadets. Il laisse son esprit dériver, ouvre mille souvenirs. Taché d’ombre et de lumière, il rêve. Qui viendra aujourd’hui ? Chaque sourire lui fait du bien, mais il en a presque honte : comment sourire quand elle s’en va ? Pourtant, il n’y a ni bien ni mal, c’est ainsi. Juste cette barque qui tangue doucement -une fois à gauche, une fois à droite - dans le clapotis de la vie, attendant le moment du départ.

La séparation est une blessure inguérissable. À l’amour, à la mort, rien n’y fait. Pourtant, seule la vie fait mal, pour celle ou celui qui reste. L’autre s’en va et vous laisse avec un cri pour seul compagnon. Le cri s’appelle Baby ou Lord, ou Mon Amour – c’est selon. Chacun a son petit nom, sa voix – les profondeurs du grave chez Leonard Cohen et Tom Waits, ou les tiraillements du suraigu pour Janis Joplin et Asaf Avidan. Le cri, c’est le trop-plein du cœur, tout déborde, il faut que ça sorte. Et quand il sort, il disperse ou rassemble autour de lui, écartelé entre deux chevaux, l’impuissance et la compassion. Asaf Avidan a choisi la compassion.

La compassion demande un tout petit peu de place, une main, une épaule, des bras, un silence habité, un verre partagé, regarder la mer et sentir le vent. Chanter aussi, et écouter. Le musicien israélien l’a bien compris. Sur la scène, un fauteuil ici, quelques belles carafes sur une table basse, un piano là, éclairé d’une petite lampe de salon, quelques guitares au centre, comme un petit studio dans sa chambre. De petits îlots dispersés dans sa mer immense. Passant d’une île à l’autre, élégant soliste habillé de sa voix-déchirure, il nous invite dans son Royaume écartelé.

No more tears, my heart is dry

I don’t laugh and I don’t cry (…)

You had to go out of my door

And leave just like you did before (…)

I know I said that I was sure

But rich men can’t imagine poor (1)

 

Plus de larmes, mon cœur est sec

Je ne ris pas, je ne pleure pas (…)

Tu dois sortir de chez moi

Et partir comme tu l’as fait autrefois (…)

Je sais que j’ai dit que j’étais sûr

Mais les hommes riches ne peuvent s’imaginer pauvres

La voix est déconcertante, éraillée, inhumaine, elle déchire la membrane qui sépare nos deux mondes pour partager la même intimité, ouvrant les lèvres d’une blessure qui rejoint toutes nos blessures, un chant du tout-proche qu’il accompagne seul, à la guitare ou au piano, selon l’île qu’il s’est choisie, usant de la compagnie de petites machines, loops, pédales d’effet, savants bricolages qui se font oublier. Le public est conquis, levant un verre imaginaire pour trinquer avec lui, écoutant ses paroles confidentes, chantonnant les mots de son tube Reckoning Song, souriant lorsqu’il sourit, retenant sa respiration quand son chant s’élève jusqu’à n’être plus qu’un filet, une plainte, un dernier souffle.

Blues, gospel, folksong, nocturne, miserere, éternel chant de l’Homme face au vide ou au chagrin. Au bord du Styx ou devant la mer, nous sommes seuls.

Seul, nous dit Asaf Avidan, mais avec tous.

 

(1) Tiré du titre One Day/ Reckoning Song d’Asaf Avidan & The Mojos. 2008

Voir l’enregistrement d’un de ses concerts solo sur Arte