Rostom Khachikian, Guillaume Latil et Mosin Kawa. Concert du 28 juin 2023. Crayon noir & Posca sur Kraft
Du soleil levant, je ne connais que l’image, l’apparition tendre du matin qui glisse sur les collines d’en face, la lumière frisante qui vient festonner le paysage encore bleu, le jour qui grandit dans mon dos tandis que s’éclairent les vignobles des Côtes-Rôties. Somptueuse caverne de Platon à ciel ouvert !
Bien sûr, le soir se taille la belle part : les flamboiements du couchant. Mais il reste ce manque étrange du matin, cette lumière venue d’ailleurs qui nimbe la vallée et dans laquelle les milans noirs semblent flotter, portés par l’invisible respiration du fleuve. Masqué par la corniche sur laquelle est adossée la maison, l’Orient m’est interdit.
Flanquant la colline de Pipet – l’une des sept de Vienne (1) – le théâtre antique fait, lui aussi, face à l’ouest, s’élevant gradin après gradin au-dessus du clapotis de la ville, profitant de cet embrasement du soir qui fait le bonheur des festivaliers. Pour cette première soirée de l’édition 2023 de Jazz à Vienne, ils sont gâtés : pas moins de quatre concerts à l’affiche, dont le fameux Amazing Keystone Big Band et son invitée de prestige, Dee Dee Bridgewater – qui est à Vienne un peu chez elle. Ils remporteront, tout comme le Big Band Brass de Dominique Rieux (2), un indéniable et mérité succès. Plus inattendue pour moi, c’est la musique du pianiste André Manoukian qui va me transporter ce soir avec son voyage vers un Levant racinaire : Anouch.
Bien sûr, l’instrumentarium exotique – les tablas de Mosin Kawa, le très arménien duduk (3) de Rostom Khachikian – n’y est pas étranger ; non plus les cordes étouffées du piano qui sonne alors comme un cymbalum, ni le violoncelle dont Guillaume Latil fait vibrer la chanterelle. Mais surtout, il y a cette couleur harmonique profondément sentimentale, ni franchement gaie, ni vraiment triste, qui ouvre un espace suspendu dans lequel tout semble flotter, une immensité qui peut tout accueillir, la moindre mélopée invitant le jazz à un univers plus grand encore. Les chantres de ce Nouveau Monde sont déjà là : la trompette épique d’Ibrahim Maalouf, la transe du pianiste Tigran Hamasyan, le contrebassiste Avishai Cohen à la recherche de ses racines berbères, sans oublier la voix surnaturelle de Dhafer Youssef, le oudiste tunisien. Tous ces voyageurs d’un proche, moyen, voire extrême Orient – comment écarter la diva coréenne Youn Sun Nah ? – viennent avec une autre idée du chant, autorisant la fragilité et le silence, une sorte de rubato de la justesse propice à l’évasion, le déhanché d’un boitement qui crée la danse intérieure. Même emprunté à notre vocabulaire occidental, le chant porte alors une autre âme. Celui de la très expressive Dafné Kritharas dit bien ce syncrétisme du projet d’André Manoukian : dans le parfum méditatif que lui crée l’orchestre – au quartet s’est joint le trio vocal Balkanes (4) et le chœur viennois Livizz (5) – la voix de la chanteuse grecque monte comme l’encens, donnant à son visage de pythie plus de force encore. Sa cascadante chevelure semble s’animer, ses mains s’ouvrent comme des ailes vers le ciel de Vienne, face à l’Est qui bientôt retrouve sa nuit.
Incantatoire, capiteux, l’Orient plane ce soir sur le jazz et sur le fleuve, rejoignant dans la douceur de la fin du jour le vol majestueux de mes milans noirs.
(1) La ville aux sept collines…concurrence évidemment chauvine à Rome. Les topographes avertis en dénombrent cinq, sept, ou plus. Pour n’en citer que quelques–unes : Pipet, bien sûr, où s’adosse le théâtre antique, et sa jumelle
Ste–Blandine, Charavel, les Monts Salomon & Arnaud, St–Just & St–Gervais…
(2) Fondé en 1999 par le trompettiste et arrangeur carcassonnais, l’orchestre regroupe une vingtaine de musiciens TRÈS talentueux ! Il mériterait un article à part entière.
(3) Le duduk : hautbois de perce cylindrique, aux origines plusieurs fois millénaires. Il est l’un des instruments emblématiques de la musique arménienne.
(4) Les Balkanes : chœur de polyphonie bulgare a capella : Diana BARZEVA, Milena JELIAZKOVA, Martine SARAZIN, pour ce concert
Dafné Kritharas
Le Big Band Brass crayon noir & Posca sur Kraft
Dee Dee Bridgewater. Crayon noir & Posca