Goran Bregović & l’Orchestre des Mariages et des Enterrements
Gas ! Gas ! Gas !
Un rugissement formidable s’élève dans mon dos. Par prudence, je m’avance au maximum sur le bord du strapontin, essayant vainement de mettre ma planche-à-dessin à l’abri des secousses de la fosse déchaînée. Un magma de membres serpentins dépasse au-dessus de ma tête, répondant à l’appel de Goran Bregović en une même érection sporadique, mille petites morts pour célébrer l’union de la foule et du musicien bosnien. Un mariage et mille enterrements (1). Dont le mien aussi, probablement, si j’en crois l’inquiétant grincement du crash-barrière. Je jette un œil aux jambages de la structure d’acier : vont-ils tenir ? Imaginez, je finirais écrabouillé par les fauves de la fosse – un côté Sainte Blandine - piétiné par les fêtards, rejoignant en un glorieux destin les pierres du théâtre antique, ensemençant le sol de la colline de Pipet. Avouez : ça aurait de la gueule ! Bénédiction de la sépulture par les lampées qui s’échappent des gobelets au gré des trépidations. « Une belle mise en bière ! ». Je me marre tout seul du jeu de mots. Finalement, c’est ainsi que j’aimerais mes funérailles : une fête qui célèbre la vie.
Dansez sur moi, dansez sur moi
Le jour de mes funérailles
Que la vie soit feu d’artifice
Et la mort un feu de paille (2)
Comme Nougaro, la foule – derrière moi - a choisi son camp. À peine refroidie par les poignantes mélopées du chœur balkanique en interlude à la musique de fête, elle adoube tout ce qui fait danser. Du « beau », elle en a déjà eu sa part pour cette All Night, de la voix somptueuse de Samara Joy (3) - retenez ce nom ! – qui précédait ce troisième concert, à la musique onirique et voyageuse d’Elliavir, le quintette de la chanteuse Lou Rivaille qui avait l’honneur d’ouvrir cette dernière soirée. Le nomadisme porte toujours ces deux aspects de la musique : la fête et la tristesse. La très cosmopolite Lhasa De Sela (4) – grande inspiratrice de Lou - avouait qu’elle aimait les chansons d’amour raté. Troublante incarnation de la Llorona, elle aimait ce rôle de pleureuse qui chante des musiques tristes, reprenant à son compte la profession de foi de son père, éternel chauffeur du camping-bus familial : « Si ça ne parle pas de la vie et la mort, ça ne m’intéresse pas » (5). La voix de Lou promène son paisible spleen, pas triste pour deux sous, empli de cette humanité universelle et chatoyante, sonnant de concert avec la trompette inspirée de Rémi Flambard, un pas de deux chevauchant les paysages, porté par la sémillante rythmique de leurs trois complices (6). Le chant plane entre deux mondes, celui de la terre et celui du vent. Pour le vent, Lou Rivaille choisit l’immensité, l’appel à l’universalité et à l’esprit, la trompe du héraut, cette couleur de métal et de soleil qui relie les peuples de la route. Pour la terre, elle s’accroche aux vivants, avec un art délicieux de la confidence et de la caresse, le chant du feu et de la nuit qui tombe. Mais même si j’ai déjà dû allumer ma loupiotte depuis un moment, le public ne doit pas être au courant : pour eux, la nuit ne fait que commencer.
« Même le Bon Dieu est heureux quand les pauvres s’amusent », chante Goran Bregović. « Nous ferions mieux de vendre le peu que nous avons, et de faire une grande fête » (7). Vêtu de son éternel costume blanc de mariage, il embarque, sans jamais bouger de sa chaise, les fêtards dans l’éternelle ronde de la vie. Mariage ? Enterrement ? Qu’importe : il suffit d’y inviter l’universelle compagne, celle qui sait rire ou pleurer, qui danse ou qui caresse, qui gémit et qui enfante : faîtes entrer la musique.
(1) Goran Bregović sillonne les routes depuis les années 1990 avec son Orchestre des Mariages et des Enterrements. (retour)
(2) « Dansez sur moi ». Paroles de Claude Nougaro qui reprend Talk Girl, la musique de Neal Hefti en 1973. (retour)
(3) Fantastique Samara Joy, née en 1999 dans le Bronx. Lauréate du Sarah Vaughan International Jazz Vocal Competition, Meilleure Nouvelle Artiste par JazzTimes en 2021, Grammy Award en 2023… à suivre, assurément ! Écouter (retour)
(4) Lhasa De Sela, chanteuse américano-mexicaine qui se fixera au Québec où elle décédera prématurément en 2010 à l’âge de 37 ans, en pleine gloire. (retour)
(5) Voir le reportage de la journaliste Johanne Faucher présenté au Point le 14 août 1997 (Canada) (retour)
(6) Christophe Waldner (piano), Cyril Billot (contrebasse) et Maxime Mary (batterie) (retour)
(7) Du titre « Gas gas / Seksi ritam. » (retour)
Lou Rivaille