Mehldau, Scofield & Guiliana. La caverne de Platon.

Mehldau, Scofield & Guiliana. La caverne de Platon.

 

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Au loin, Brad Mehldau, John Scofield & Mark Guiliana.

 

Ce soir, le crash-barrière est vide. D’ordinaire, c’est plutôt une chance pour moi, la certitude de pouvoir dessiner sans photographe. Non que je ressente une quelconque aversion pour cette joyeuse compagnie de passionnés avec qui je partage les plus beaux moments, mais l’espace réservé en bord de scène étant aussi étroit qu’un couloir SNCF, il est souvent prétentieux d’espérer dessiner dans des conditions confortables. Las, je dois ce soir rejoindre le clan des dépités: le sanctuaire m’est aussi interdit; personne dans le crash-barrière! Mais je dois reconnaître qu’autant je peux déplorer les oukases de certains producteurs de grosses machines à grand public, tenant plus de l’abus de pouvoir que d’impératifs artistiques, autant je peux comprendre cette décision pour ce soir. Je me souviens de cet autre concert de Brad Mehldau, en 2010, et de la force de cette solitude. J’avais alors pu dessiner, dans le ventre de la panique, ce musicien introspectif et essentiel. Dans son odyssée intérieure, point de place pour la distraction.

Le trio qu’il compose avec le batteur Mark Guiliana et le guitariste John Scofield a tout du concert prometteur. Il suffit de voir la vidéo du concert Mehliana - contraction entre Mehldau & Guiliana - pour se convaincre de la valeur d’une telle association. L’adjonction du légendaire guitariste ne semble alors qu’une formalité. Aux côtés du classique Stenway, tout une panoplie de claviers, synthétiseurs et autres moogs encercle le Canadien, confirmant le virage électrique de ce pianiste talentueux. Associant batterie et effets, Mark Guiliana développe un jeu de peintre impressionniste, œuvrant en large taches comme en fines touches, virtuose dans les rafales comme dans les silences. Scofield confirme sa volonté de perpétuelle évolution dans ce projet assez éloigné du jazz-rock qui a fait sa célébrité. Force et introspection, c’est ainsi qu’on pourrait qualifier ce trio.

De la force, il y en a, dans le jeu tout en tension du guitariste comme dans le bruissement précis de Guiliana. Force aussi dans les profondes infrabasses qui sourdent de l’alchimie de Mehldau. Tension, surtout, toute d’explosion retenue, constant ostinato, statique électricité. Leur musique est une longue mise en charge, une saturation de l’invocation fondamentale qui lentement développe ses harmonies. Sur le puissant mantra, les voix se dédoublent comme dans une mélopée tibétaine, une diphonie mouvante, triturée, modelée par les modulateurs du moog. Cette musique incantatoire semble propice à l’extase, qu’il faudrait écouter dans un noir quasi absolu, dans un silence sidéral, un espace de profonde communion. Mais le théâtre antique n’est pas, cette fois, la matrice qu’il faudrait. Le jour est là, encore, qui nous écarte de cette caverne, et la communion espérée ne vient pas. Les musiciens sont seuls dans une in-tase que nous ne pouvons partager. Comme dans la métaphore de Platon, nous ne percevons que leurs ombres, partagés entre frustration et ennui. Hors de leur sanctuaire, leur mantra est sans pouvoir sur nous. En aurait-il été autrement si j’avais été à leurs pieds?


 

r20160707ScofieldSur l’écran, John Scofield.