Rolando Luna, Carlos Sarduy & Gaston Roya
Ouïe !
Appuyé contre le crash-barrière, les quinze jours de dessin commencent à se faire sentir. Bien sûr, me direz-vous, je pourrais m’assoir sur le très joli (et rudimentaire) strapontin prévu à cet effet pour les photographes. Mais il me manquerait les dix petits centimètres nécessaires pour que mon regard dépasse le bord de scène. Je reste donc à moitié debout, pas trop pour ne pas gêner les premiers rangs – tiens, et si je mettais un sombrero ? – juste ce qu’il faut pour tout voir, ma hanche meurtrie contre l’inconfortable jambage de la structure métallique, les guibolles faisant office de ressorts.
Des ressorts ! En voilà une idée ! Avec deux planchettes et une demi-douzaine de biconiques cinq tours en acier, on pourrait équiper chaque strapontin pour trois-francs-six-sous. Quelques centimètres de gagnés, un confort acceptable, et le tour est joué. Bon, quelques inconvénients, sans doute. En imaginant tout le crash monté sur ressorts, ondulant sporadiquement au rythme de la fosse, je réalise que les photographes, au moment de faire leur mise au point, apprécieraient moyennement. Pour ma part, je suis déjà soumis à cet exercice : garder, tout en restant ferme, suffisamment de souplesse pour amortir les inévitables coups de coude de collègues un peu pressés. Et puis, j’aime bien sentir la musique et le flot de la foule – pas trop fort quand même. J’ai l’impression de sillonner le Far West, dans une des fameuses diligences de la Wells Fargo & Cie, suspendu au-dessus du châssis par les souples thoroughbraces (1) qui, certes, effaçaient les cahots, mais soumettaient les voyageurs à son constant et langoureux tangage. Gare aux nauséeux !
C’est exactement l’image qui me vient en écoutant les concerts de ce soir : la prolifique jeunesse d’El Comité et le projet Irakere de l’inoxydable (2) Chucho Valdès. Il y a, chez le All Stars (3) d’El Comité, une fluidité des thèmes, toujours, le phrasé souple des soufflants (4) transpercé parfois par la fulgurance d’un solo. Une constante élégance. Et puis, alors que vous vous installez dans ce semblant de confort, vous réalisez que la route défile à toute berzingue. Saccadée, syncopée, pétillante, toute la rythmique est à l’œuvre. Le piano claudiquant de Rolando Luna, les redoutables fûts et percussions de Rodney Barreto et Yaroldy Abreu, et la perfide contrebasse de Gaston Joya, qui file régulièrement des coups de croupe dans la nacelle à la façon d’un des wheelers (5) de l’attelage.
Rodney Barreto & Yaroldy Abreu
Si les musiciens d’El Comité ont su me surprendre, le sémillant Chucho Valdès s’avère d’une totale perfidie. Tout commence par Mozart, une Petite Musique de Nuit que le géant cubain distille avec l’élégance d’un concertiste classique. Romantique, chantant, virevoltant, son extraordinaire envergure semble survoler le clavier. Une douceur inattendue ? La suite ne fait pas de doute : deux accords syncopés et la machine est lancée, terrible, rugissante ! La ligne des soufflants (6) se lance dans d’incroyables traits d’orchestre, d’une virtuosité à faire pâlir tous les pupitres de premiers violons. Tout décolle, surfant au-dessus de la piste, faisant fi des nids-de-poule. L’attelage des percussions est à l’œuvre (7), l’emballement d’une musique jubilatoire qui ne peut vivre sans le rythme. La fosse s’est levée. Des gradins, des danseurs la rejoignent, par grappes entières. Pas de concert « Cuba » sans danse. Le crash-barrière s’ébroue, piaffe, se secoue. Ça y est ! La diligence est lancée. Et, pauvre de moi, toujours pas de ressorts sur mon strapontin.
Caramba !
(1) Thoroughbraces : ensemble de lanières de cuir reliant l’habitacle de la diligence au châssis. Ils furent remplacés plus tard par des ressorts en lames d’acier.
(2) Chucho Valdès, 82 ans en 2024.
(3) El Comité : sept des plus jeunes et brillants solistes cubains. Manquait ce soir Harold López-Nussa
(4) Carlos Sarduy à la trompette et au bugle, et Irving Acao aux saxophones
(5) Wheelers : les « timoniers », les plus gros – et plus lents chevaux de l’attelage, placés juste devant la diligence.
(6) Luis Beltrán (saxophone alto), Carlos Averhoff Jr. (saxophone ténor), Eddy De Armas Jr. (trompette), Osvaldo Fleites (trompette)
(7) José A. Gola (basse), Roberto Jr. Vizcaíno Torre (percussion), Horacio Hernández (batterie)