Peirani, Sissoko, Segal & Parisien. Les Égarés.

Peirani, Sissoko, Segal & Parisien. Les Égarés.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Les Égarés. Vincent Peirani, Ballaké Sissoko, Vincent Segal & Émile Parisien.

Crayon et encre blanche sur papier Kraft. A3

Vous êtes-vous déjà perdus en forêt ? C’est une sensation très particulière. Parfois, rien de grave, juste un pas de côté, un sentier vite rattrapé. Mais il suffit d’un moment de distraction pour que le grand fayard qui servait de repère disparaisse, que le relief du sous-bois s’estompe, que les hautes fougères vous caressent les épaules, que la réalité s’efface pour laisser fleurir le fantasme. La forêt se peuple alors d’un monde étrange qui nous berce, nous submerge, nous engloutit. C’est le Royaume des Esprits, des animaux fantastiques, c’est ici que vivent le Dieu-Cerf et la Princesse Mononoké d’Hayao Miyazaki (1), c’est le lieu où les Ents de Tolkien se mélangent aux grands arbres pour vivre au rythme de la Terre. Ici, le bien ou le mal n’ont pas de sens, seule règne une harmonie qu’il nous faut comprendre, ressentir, écouter, pour passer de l’appréhension à la confiance, de l’effroi à la sérénité. Alors, dans le chuchotement des futaies, nous pouvons apercevoir la danse malicieuse des Sylvains et là-bas, dans la proche clairière, la mélopée enivrante de la ronde des Esprits.

 

Ne manquent que les grands arbres sur scène, mais l’image est là : caressés par une seule lumière zénithale – un tendre clair de lune - les musiciens se sont installés dans leur clairière. Tout autour, le monde a disparu. Restent ces quatre étoiles qui cueillent la luminescence de la nuit, conversant en concert d’enchantements. Voyageurs des grands espaces, ces Égarés (2) volontaires – pour parler du monde - ont cherché un langage commun. Ballaké Sissoko et Vincent Segal portent sur leurs cordes la nuit de l’Afrique, celle des conteurs, des griots, une musique du chuchotement et de l’incantation, le pincement souple qu’égrène la kora du Malien répondant au chant protéiforme du violoncelliste. Les deux soufflants, pour trouver l’harmonie, ont dû baisser la voix. Rien de sa splendide tonitruance chez Émile Parisien, dont la stupéfiante volubilité du sax soprano trouve ici une encore nouvelle dimension. L’accordéon du racinaire Vincent Peirani pousse à l’extrême son immense art du contraste, dans un pianissimo que peu savent trouver. Quand je repense au concert explosif qui me l’a fait découvrir en 2014, avec la chanteuse Youn Sun Nah, je mesure l’étendue de son talent et le tour de force qu’a dû être le juste équilibre des quatre compères. Car le ton est de confidence ; de la ballade mandingue Ta Nyé à l’incantatoire Nomad’s Sky, le silence a sa propre place autour du feu, une respiration qui monte lentement des soufflets de l’accordéon, crépite sous les cordes pincées, claque parfois quand le soprano s’envole en volute, une escarbille qui ponctue le chaud des braises.

Puis, les conversations s’animent, la base harmonique modale qu’impose la kora créant un ostinato redoutable, une musique de transe que chacun chevauche, tour à tour, de la magnifique reprise de Orient Express de Joe Zawinul (3) à l’irrésistible Esperanza de Marc Perrone. La forêt prend des allures fantastiques, les arbres s’éveillent, dansent autour des enchanteurs. Tout le théâtre frémit, emporté, enivré par un panthéisme racinaire, tandis que la lune change imperceptiblement de couleur, irisée par le feu des quatre Égarés.

Je noircis encore mon papier, cherchant à trouver la profondeur de l’obscur, l’indispensable contraste, le bandeau noir qui voile le rite initiatique, et – d’un coup de fine encre blanche - le plissement de la lumière qui frise le bord des ombres, le frémissement du bord des paupières lorsque l’on ouvre les yeux. Le public de Vienne exulte, en redemande, en vain, finit par se lever à contre-cœur. C’était un rêve, peut-être. Un délicieux moment d’égarement, sans aucun doute.

 

 

(1) Dans son célèbre film d’animation de 1997 aux Studios Ghibli

(2) Les Egarés, titre de leur album, chez NO FORMAT

(3) Écouter Orient Express avec Joe Zawinul https://www.youtube.com/watch?v=2VZFwqerKqw

Écouter Orient Express avec Les Égarés : https://www.youtube.com/watch?v=k29e9qxP7b8&t=284s