Liniker
Une flasque argentée est sortie subrepticement de sa poche. Contre mon oreille, la voix d’Yves se fait malicieuse : « Tiens, goûte-moi ça. » Je porte le goulot à mes lèvres. « Aberlour ! » « Oh, bravo ! s’exclame-t-il, tu as un sacré odorat. À l’aveugle, ce n’est pas toujours évident ». Il se marre et prend à son tour une gorgée du single malt. « Les apparences sont parfois trompeuses, reprend Yves. Il m’est arrivé, lors d’une dégustation, d’être incapable de distinguer un vin blanc d’un rouge. Et, j’en suis certain : sans l’aide de ses yeux, plus d’un serait tombé dans le panneau ». Je le crois sur parole : Yves ne déguste qu’à l’aveugle, et pour cause.
Parfois, nos sens nous égarent, nous empêchent de saisir l’essentiel. Un truc de prestidigitateur - distraire le public avec un chiffon rouge pour masquer l’artifice. Il en est de la voix comme du vin : il faut parfois fermer les yeux pour en découvrir la vraie saveur. Pour ce concert de Liniker, en première partie de l’orchestre épatant des Snarky Puppy - j’étais venu pour eux - j’ai voulu croquer trop vite et, pour l’instant, je bloque. Je n’arrive pas à trouver mes repères habituels, ces raccourcis – ça va vite ! - qui me permettent de dessiner de mémoire une attitude, un geste, un déhanchement, le mouvement du costume, des mains. Sur scène, la savante barbotteuse rose bonbon m’égare, une féminité kitch exubérante, un grotesque tendre et tranquille qui me désarçonne. On ne le dira jamais assez : c’est l’œil, d’abord, qui dessine. Et mon œil ne sait qu’en penser.
Alors, je ferme les yeux. La voix est chaude, une belle texture chantante qui rappelle le tropicaliste Caetano Veloso, le très léger vibrato, et cette suavité troublante chaque fois qu’elle prononce le mot magique : « coração » (1). Et puis, la voix s’élève, se transforme, les mots flûtent jusqu’au bout des lèvres, presque sotto voce ; c’est un souffle, un chuchotement sucré. Subitement, la cage s’ouvre ! Le chant s’envole, le sucre devient caramel, cuivré au soleil d’un Brésil dansant, multiple et chatoyant. Voilà ! Je peux ouvrir les yeux.
La star rayonne, amoureuse, fantasque, virevoltante. Elle a par moment la grâce cocasse de l’ours qui danse – Baloo swinguant avec King Louie – mais aussi la délicate gestuelle des mains, les lèvres fardées qui s’avancent en un sourire d’une éclatante finesse. Les pommettes sont hautes, les yeux velours, surmontés d’un sourcil sombre – le charme étrange d’une Frida Kahlo. Et Liniker chante l’amour, exclusivement, avec délices et conviction. Dans son Brésil post-Bolsonaro, c’est sa manière de promouvoir la tolérance - vis-à-vis des personnes transgenres, comme des autres. “Les gens me demandent toujours quand est-ce que je vais faire de la musique politique. Mais une femme noire et transgenre qui écrit des chansons d’amour, et qui chante face à des foules dans tout le pays, et même dans le monde, c’est déjà très politique” (2). Sur mon papier brun, Liniker chante, danse, implore, caresse, entourée par un combo festif et chamarré, une troupe vivante et joyeuse.
Pour lutter contre la discrimination, il faut conquérir les cœurs. Et ouvrir les yeux.
(1) Coração : le cœur, en portugais.
(2) Dans un entretien accordé au magazine britannique Dazed, en 2019.
Son guitariste (?), le même concert.