Roberto Fonseca
Concert du 2 juillet 2021 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft.
Sur le sable doux que caresse la mer
La trace de ses pas ne reviendra pas
Chemin qui s’en va, solitaire, de silence et de peine
S’enfonçant dans l’écume des vagues
« Alfonsina y el mare. » Poème de Félix Luna (1)
Le samedi 22 octobre 1938, la poétesse Alfonsina Stormi (2) s’enfonce dans la mer argentine, unissant dans ce geste d’adieu à la vie les thèmes obsessionnels de son œuvre : la mer et la mort.
Porté à la postérité par Mercedes Sosa (3) - la Voz de America - le poème de Félix Luna - « Alfonsina y el mare » - deviendra très vite un énorme succès en Amérique latine. Étrange destin que celui de cette zamba composée par Ariel Ramirez (4). Étrange danse où l’on se frôle en lenteur, hommes et femmes se faisant face, reliés par les seuls pañuelos (5) dans une troublante sensualité. On y parle d’amour, de drame, de la dureté de la terre, enlaçant la vie et la mort, la passion et la fatalité, des aimants qui se repoussent et s’attirent inlassablement dans un éternel mouvement de ressac. C’est vrai, la mer fait partie de l’Histoire de l’Amérique latine, depuis qu’elle a déversé sur ses rives colons et esclaves, qui trouvèrent en les touchant des fortunes différentes. Pas étonnant, dès lors, que la force poétique d’Alfonsina rejoigne l’Histoire du continent, cabotant de port en port jusqu’aux Caraïbes et au-delà vers l’Espagne, revenue de son Âge d’Or, et l’Afrique du bois d’ébène.
Bien sûr, cette sororité des Terres a aussi forgé le métissage des musiques. Celle de Cuba en est le parfait exemple, portée par les deux pianistes de ce soir : Alfredo Rodriguez et Roberto Fonseca, flamboyants chantres de cet instrument-valise (6) qui allie la percussivité de l’Afrique et la culture mélodique européenne.
Fonseca a dû s’adapter : crise sanitaire oblige, la jeune chanteuse Danay Suárez - figure du mouvement hip-hop de La Havane - n’est pas là. Reste la légendaire diva Omara Portuondo (7), que le pianiste a rencontrée dans sa période au sein du Buena Vista Social Club. Son concert souffre de cette amputation. Oscillant entre deux rives dont il aurait probablement aimé défendre la continuité, il peine à trouver sa cohérence. Le fougueux saxophone de l’Américain Ben Wendel - venu en remplacement de Kenny Garret - aurait certainement trouvé un heureux assemblage avec Danay Suárez, une urbanité assumée dans laquelle le pianiste sait aussi exceller. Sans elle, le combo est un peu orphelin, et le public, déconcerté. La danse ne prend pas. Il faudra attendre l’émouvant solo de contrebasse de Yandy Martinez pour que la magie opère, que le silence se creuse. Fredonné sotto voce par le public, besame mucho fait basculer le théâtre, adoubant, de la danse de Roberto, sa seule partie tendre, celle que nous attendions vers minuit lors des soirées de ma jeunesse, ce slow que les marchands d’éclate semblent avoir tristement écarté de leur set-liste.
C’est aussi dans ce registre que le concert d’Alfredo Rodriguez aura ma préférence. Certes, son association avec le bassiste et vocaliste Richard Bona fonctionne à merveille. Le Camerounais d’origine a su développer au fil des ans une musique très personnelle, portée par une voix chaleureuse et un jeu de basse souple et chatoyant. Il se coule dans le piano de Rodriguez avec un naturel déconcertant, donnant sa part d’Afrique au feu de la flamboyance cubaine. Mais là aussi, la danse devient plus hypnotique avec la lenteur. Sur un dernier rappel, Richard Bona s’assied, fait silence, et chante dans la nuit de Vienne les mots de Félix Luna :
Por la blanda arena que lame el mar
Su pequeña huella no vuelve más,
Un sendero solo de pena y silencio llegó
Hasta el agua profunda,
Un sendero solo de penas mudas llegó
Hasta la espuma.
Éternelle mémoire de tous ceux qui sont partis, ont franchi la mer - ou y sont restés. Ceux d’hier, et qui constituent le peuple d’aujourd’hui, et ceux qui sombrent aujourd’hui encore, partis - pour le meilleur ou le pire - à la recherche d’un autre destin. Pourquoi cette chanson nous touche-t-elle avec autant d’universalité ? Peut-être avons-nous tous, en nous, quelque chose d’Alfonsina.
(1) Félix Luna(1925-2009). Avocat, historien, écrivain, parolier et homme politique argentin.
(2) Alfonsina Storni (1892-1938). Poétesse majeure du postmodernisme argentin. Elle se suicida en se jetant dans la mer.
(3) Écouter « Alfonsina y el mare » chanté par Mercedes Sosa
(4) Ariel Ramirez (1921-2010). Auteur-compositeur pianiste argentin, figure proue du nativisme argentin. On lui doit, entre autres, la Misa Criolla.
(5) Pañuelo : grand mouchoir blanc.
(6) Lire ma chronique du 8 juillet 2019. La valise immobile.
(7) Née en 1930. 91 ans cette année !
Alfredo Rodriguez
Richard Bona