Lionel Martin
Concert du 27 juin 2021 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft.
« Faîtes revenir le soleil, Farinelli ! »
Il est 6h30 et, à cet instant, nous sommes tous le roi Philippe V d’Espagne - du moins tel que l’a imaginé Gérard Corbiau dans son film de 1994(1) - implorant le castrat(2) napolitain de chanter tandis que l’éclipse s’efface. Pas trop vite, cependant, pour profiter de l’instant suspendu, de l’heure bleue encore, du frissonnement des collines que le proche soleil commence à effleurer. Dans notre dos, l’ombre du sanctuaire de Pipet s’irise et, face à nous, la ville de Vienne somnole toujours, pelotonnée dans le méandre du Rhône.
Lionel Martin s’est avancé tout contre le parapet, au bord du belvédère qui surplombe de plus de cinquante mètres le théâtre antique. Face à la ville qui s’éveille doucement, il lève son soprano - la trompe étincelante du guetteur - et lance sa salutation au monde qui vient. Un chant joyeux et amoureux, une première salve généreuse et malicieuse que d’aucuns - à n’en pas douter - ont dû entendre loin alentour. Allongée sur sa chaise longue, la centaine de spectateurs savoure l’instant, humant la fraîcheur électrique à la recherche du fumet, le parfum de poudre qui suit forcément la mise à feu. L’artificier n’est pas venu seul : il a collecté sur son chemin tout un matériau sonore : bruits de pas, bouilloire du petit matin, chantonnement du métro. À la façon d’un Facteur Cheval, il construit devant nous un nouveau Palais Idéal, une sculpture de sons, une histoire humaine dont son saxo se fait le ciment, comme si le cuivre de l’instrument se coulait entre ses cailloux de maraude et les transfigurait à la façon du kintsugi, l’art japonais de réparer avec de l’or. Cadeau de roi pour les quidams !
Car contrairement au mélancolique monarque d’Espagne qui avait assorti la rente versée à Farinelli à l’interdiction de chanter pour autre que lui, le concert du jour est offert à qui a bien voulu répondre à l’invite des Laudes(3). Comme pour une pastorale de Provence, le musicien convie le petit peuple, le bistanclaque (4) des canuts sera son percussionniste, les cloches de Fourvière répondent à celles de Pipet et, fumant entre mes doigts, le café offert par le festival me renvoie au petit noir de la rue Daumesnil, partagé sur le zinc de ce bistrot populaire de Paris avec les ouvriers de la première heure. Perchés avec le saxophoniste-sculpteur, nous laissons l’universalité de son monde nous envelopper, comme si le souffle invisible de la brume du matin qui monte du fleuve encore chaud posait sa douceur cotonneuse sur l’engourdissement de la vallée des hommes. Derrière Lionel, le paysage se métamorphose, l’indigo se creuse pour accueillir l’aurore. D’un coup, le cuivre de son ténor s’est embrasé, foudroyé par le premier soleil, répondant à l’appel de l’insolent démiurge. Le velours des arbres se frise d’or, le ciel danse, s’envole, déroulant ses chatoyants falbalas.
Splendide salut de la Terre à l’appel du miracle. Le monde, ce matin encore, appartient à celui qui se lève tôt. Par chance, nous en faisions partie.
(1) Farinelli, film de Gérard CORBIAU (1994) qui romance la vie du castrat éponyme. Voir l’extrait évoqué : https://www.dailymotion.com/video/xqegi
(2) Castrat : chanteur de sexe masculin ayant subit la castration avant la puberté pour conserver sa voix aigüe d’enfant. Très en vogue en Occident - et particulièrement en Italie - au XVIe siècle, cette pratique disparaît (fort heureusement) à la fin du XIXe siècle.
(3) Laudes : du latin, louanges. C’est la prière chrétienne du lever du soleil dans la Liturgie des heures. J’évoque ici, en particulier, un souvenir à l’abbaye Saint-Martin du Canigou.
(4) Bistanclaque : onomatopée désignant le métier à tisser des Canuts, les tisserands lyonnais.