Valérie Bélinga, Isabel Gonzalez & Manu Dibango.
Concert du 12 juillet 2019 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft.
A l’anglicisme « selfie », je préfère le terme « egoportrait », qui dit mieux encore le narcissisme décomplexé qui a envahi les réseaux sociaux. Lorsqu’il y a quelques années, nous riions des touristes japonais qui se photographiaient devant nos monuments, nous étions loin de penser succomber à notre tour à cette outrancière chasse aux trophées, cette course à l’épate qui affiche nos voyages ou nos rencontres comme autant de petites victoires vers la célébrité. On raconte que les peuples primitifs craignaient que le photographe ne leur vole leur âme. Dans la mesure où la rencontre se réduit souvent à cet échange superficiel, je trouve à cette superstition une certaine sagesse. Comme la tête de la Méduse que Persée ramène en trophée, le regard de nos smartphones fige ce qu’ils voient instantanément, au détriment d’une rencontre dénuée d’artifices. Pauvres Midas (1) dépassés par un pouvoir pervers, nous confondons la vie et son image, affairés à remplir des albums toujours obsolètes.
Lorsque Manu Dibango nous invite à son Safari symphonique, il lui donne le sens premier du mot swahili: « le long voyage ». Rien à voir avec cette extinction des Big five (2) amorcée en Afrique dès le dix-neuvième siècle par le mythe du grand chasseur blanc (3). Au palmarès du safari auquel il nous invite, nulle crinière, corne ou pelage, mais un de ces voyages transcontinentaux dont il s’est fait le chantre depuis des années, nourri par une expérience personnelle et par un guide sûr: la curiosité. Une curiosité pudique, qui préfère l’émerveillement au voyeurisme, le partage à la conquête. Une curiosité fertile qui mélange avec bonheur le rythme et l’harmonie, les tambours de son Soul Makossa Gang et les cordes de l’Orchestre National de Lyon. Nous glissons sur les ailes du jazz, le charme éternel d’Ellington ou de Basie porté par les cordes soyeuses de l’ONL, savourant le saxo voluptueux du patriarche camerounais. Incrustée dans la foulée de cette souple méharée, la rythmique pulse une Afrique solidaire et généreuse, à l’exact opposé de quelque esprit de compétition. Les chasseurs filment frénétiquement pour dire à leurs amis: j’y étais. Seul dans la fosse aux lions, je dessine une caresse sur mon papier savane, la crinière de la musique comme seul trophée.
(1) Le légendaire roi de l’antiquité grecque demande et obtient de Dionysos le pouvoir de changer tout ce qu’il touche en or. Mais l’or ne se mange pas.
(2) Le lion d’Afrique, le léopard d’Afrique, l’éléphant d’Afrique, le rhinocéros noir et le buffle d’Afrique.
(3) Lire Hemingway: Les Vertes Collines d’Afrique (1935) et Les Neiges du Kilimandjaro (1936)
Manu Dibango & L’Orchestre National de Lyon.